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Antoine Deltour, ancien employé de Pricewaterhouse Coopers (PwC) a fait couler beaucoup d’encre en 2014. Il a dévoilé au journaliste Edouard Perrin et aux reporters de “Cash Investigation” plusieurs milliers de documents montrant des accords fiscaux entre PwC et de puissantes compagnies telles que Amazon, Apple ou encore Ikea. Des accords légaux bien que condamnable, puisque ceux-ci permettaient aux entreprises de faire un bénéfice considérable. Nous avons pu l’interroger, ce qui nous a permis de connaître le fond de sa pensée sur ces machinations.
C’est en copiant des documents de formation sur le serveur informatique de son employeur que Antoine Deltour va faire la découverte de documents montrant des accords entre le fisc luxembourgeois et de grandes entreprises multinationales. Interpellé par leur contenu, il décide alors de les copier et de les conserver.
Quelques mois plus tard, il confiera au journaliste Edouard Perrin les documents en question. En 2012, l’émission “Cash Investigation”, effectuera un reportage sur les paradis fiscaux convoités par les entreprises et dévoilera les documents trouvés par Antoine, sans le mentionner, afin de préserver son anonymat. Suite à ces événements, plus d’une trentaine de médias internationaux divulgueront l’affaire des accords fiscaux au Luxembourg. C’est à partir de cet instant où l’on parlera de “LuxLeaks” (désigne la fuite de ces informations confidentielles).
Interview d’Antoine Deltour
MMi : Merci d'avoir pris le temps de lire mon mail. Avant d'avoir réfléchis aux questions que j'allais vous poser, j'ai regardé quelques reportages qui ont été réalisé sur vous (Cash Investigation et Arte). Dans l'interview de Julie Bruchert, on dit que vous êtes tombé sur les documents d'accords fiscaux par hasard et que vous aviez décidé de les copier, sans avoir forcément pensé aux conséquences. Mais partagez-vous ce point de vue ? Aviez-vous imaginé qu'un jour où l'autre, cela vous causerait des problèmes ?
Antoine Deltour : Il y a deux types de conséquences : concernant la justice fiscale et concernant les poursuites judiciaires. Dans les deux cas, je n'imaginais pas un instant que ça aille aussi loin.
Ma motivation première était de favoriser un débat public sur le sujet, ou au moins de documenter ceux qui l'animent, c'est à dire les ONG. Mais personne n'aurait pu imaginer un tel retentissement, avec par exemple des unes sur plusieurs continents et une commission d'enquête au parlement européen. Ces répercussions s'expliquent en partie par un contexte totalement indépendant, comme l'arrivée de J.C. Juncker à la présidence de la Commission européenne quatre ans après que je copie les documents.
Concernant les conséquences judiciaires, je savais que je "risquais gros", mais je n'avais pas fais de recherches plus précises. Et j'ai eu raison parce que si j'avais su que c'était passible de 10 ans de prison de d'1,3 millions d'euros d'amende, je ne serais peut-être pas passé à l'acte.
MMi : L'affaire se répercute par le biais des médias internationaux, et vous vous dites heureux d'un tel impact. Suite à la diffusion de ces informations confidentielles, la justice luxembourgeoise décide de vous inculper le 12 décembre 2014. Aviez-vous la tête haute, étiez-vous fier lorsque le gouvernement est venu frapper à votre porte, ou ressentiez-vous tout de même une certaine crainte ?
A.D. : Pour étayer votre défense, même si vous êtes persuadé d'être dans votre bon droit, il faut envisager le contraire et écouter attentivement les arguments de l'accusation. C'est dans ce processus tout à fait normal que réside tout le coût moral, parfois destructeur, des poursuites judiciaires. Et même avant cela, vous pouvez difficilement garder la tête haute quand on prélève votre ADN comme celui d'un violeur ou que vous regardez impuissant des policiers fouiller votre salon et emporter l'ordinateur de votre copine.
MMi : Finalement, la cour d'Appel vous condamne à une peine réduite, qui était plus importante au départ. Avez-vous l'impression aujourd'hui que l'éthique dans les entreprises a changé ? Est-elle en proie à être meilleure, indifférente ou pire ? Comment percevez vous les personnes les plus puissantes et importantes de la planète ?
A.D. : Je ne crois pas beaucoup en l'éthique d'entreprise. Pour paraphraser André-Comte Sponville, je trouve que cela relève de l'angélisme. Les entreprises évoluent dans un environnement concurrentiel, et même si elles choisissent de ne pas adopter pour elle même une pure logique de profit, celle-ci finit généralement par s'imposer en raison de la pression concurrentielle. On voit par exemple toutes les dérives du mutualisme dans certains grandes banques françaises... très présentes au Luxembourg.
De mon point de vue, les dysfonctionnements du système économique, nombreux et très graves, devraient en premier lieu être corrigés par la politique. Mais on en est loin. Car dans un contexte de mondialisation débridée, l'impuissance de la représentation nationale et l'inertie européenne alimentent l'indifférence ou la résignation des citoyens. Les plus puissants peuvent ainsi avoir un sentiment lucide de relative impunité.
Mais si le citoyen-électeur est majoritairement désenchanté, la fibre citoyenne des salariés et des consommateurs continue de vibrer. Pour les salariés français, la loi Sapin 2 prévoit des canaux sécurisés de signalement interne. Et pour les consommateurs, plusieurs initiatives comme les villes en transition ou I-Boycott ouvrent la voie vers une économie plus participative.
MMi : Je terminerai cette interview en posant la question suivante: La voix d'un citoyen peut-elle suffire pour anéantir les plus influents de ce monde ?
Dans un régime démocratique, c'est uniquement la voix des citoyens qui devrait pouvoir faire changer le cours des choses.
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